Patrick Raeber se souvient : « Trois mois après notre arrivée à N'Djaména, la capitale du Tchad, la veille de notre grand départ pour les champs de mines de Wadi Doum au nord du pays était arrivée. Notre quartier général était opérationnel, notre équipe de déminage constituée, le matériel rassemblé et déjà en grande partie chargé sur les véhicules qui composeraient notre caravane : deux voitures 4x4 avec remorques, et le camion-remorque portant sur son dos notre machine de déminage D-3. Mais il nous restait encore des tâches à remplir, assez nombreuses et urgentes pour affairer les douze personnes que nous étions.

Nous sentions la tension monter. L'enjeu était important et quoique nous étions préparés, nous nous sentions encore novices. Notre trajet s'étendrait sur 1200 km et, selon nos prévisions, durerait trois jours, en plein désert. Aucune route ne conduisait où nous voulions aller et les possibilités de ravitaillement seraient presque nulles. Nous dépendrions entièrement du GPS pour nous orienter et les réserves que nous emportions (nourriture, boisson, outils, pièces de rechange, carburant) devraient assurer notre autonomie et nous permettre de faire face à toutes les éventualités : pannes, accidents, ensablement, etc.

À propos de carburant, il ne nous en restait plus.

La génératrice du quartier général n'en avait plus que pour quatre heures de fonctionnement et ce n'était pas suffisant pour maintenir en marche, jusqu'au moment du départ, les frigos, ordinateurs et chargeurs de batteries en tout genre dont nous avions besoin. De plus les réservoirs des véhicules et les jerricanes n'étaient pas tous pleins.

Une expédition d'approvisionnement s'imposait donc. Chaque membre de l'équipe étant déjà accaparé par le chargement, je mis de côté mes propres tâches bien qu'elles fussent tout aussi pressantes, et, laissant quelques instructions, et décidai d’y aller moi-même en compagnie d'un des chauffeurs et de notre logisticien. Nous déchargeâmes la D-3 du camion afin de libérer le pont et prîmes la direction de la station d'essence où nous avions nos habitudes, à 5 km de notre quartier général, pour ce que nous espérions être un aller-retour rapide.

Sur place, le pompiste nous apprit que les réservoirs étaient vides, le carburant en provenance du Cameroun n'ayant pas été livré depuis deux jours. Nous réfléchîmes à toute vitesse. Nous ne pouvions reporter le départ et le quartier général devait impérativement être alimenté. Nous prîmes donc le parti de nous rendre dans un marché situé à une dizaine de kilomètres, dans un autre quartier de la ville, où nous savions que nous pourrions nous fournir. En effet, une telle pénurie n'était pas insolite depuis que la guerre civile avait éclaté en Libye (nous étions en 2011) et notre réseau d'approvisionnement s'était déjà étoffé (tout comme la part de notre budget dédié au carburant).

Nous dûmes réorganiser le chargement sur le pont du camion : ranger les jerricanes vides qu'il n'était plus question de remplir directement et faire de la place pour les barils d'essence que nous nous voulions acheter. Le temps pressait et il régnait une chaleur étouffante. J'annonçai notre retard au chef d'équipe et lui demandai de limiter la consommation d'électricité en attendant notre retour, ce qui retarderait nos préparatifs. Enfin nous nous remîmes en route.

Mais nous jouions de malchance : à moins d'un kilomètre du marché, nous arrivâmes à un rond-point complètement bondé, au point que plus aucun véhicule n'arrivait à bouger. Nous n'étions évidemment pas les seuls à manquer de carburant et à espérer nous approvisionner là. Au bout de vingt minutes, n'y tenant plus, notre logisticien et moi descendîmes pour tâcher d'aider à débloquer le carrefour. En effet, du haut de notre camion, nous dominions la situation et il nous était plus facile d'identifier les véhicules mal engagés qui bloquaient la circulation et d'imaginer les manœuvres qui la libéreraient, ce qui était loin d'être évident depuis le sol.

Ainsi, moins de deux heures après être parti du quartier général, en quête de carburant, je me trouvais complètement à l'opposé de ma destination initiale, m’improvisant agent de circulation. J'en conclue que certaines situations nous obligent, pour atteindre notre but, à dépasser les limites qu'en temps normal nous imaginons être celles de nos facultés d'adaptation.

Les habitants du Tchad font preuve d'une résilience exemplaire face aux difficultés et aux pénuries qui rendent leur quotidien (et les opérations de déminage, soit dit en passant) chaotique. Ils font preuve d'une capacité à trouver des solutions alternatives, à s'entraider et à se débrouiller qui en comparaison semble parfois réduite chez nous, comme nous le constatons d'autant plus cruellement que nous en avons le plus besoin, à cause d'un virus par exemple.

Pour revenir à mon récit, Le bouchon finit par se résorber et la circulation à reprendre. Nous avons pu faire le plein et partir le lendemain pour Wadi Doum comme prévu, à ceci près que notre traversée du désert nous prit douze jours au lieu de trois, ceci à cause d'autres pénuries, mais c'est une autre histoire. »